Quand le degré d’horreur devient trop grand, quand ce que
l’on entend dépasse l’entendement, alors involontairement, mais invariablement
également, les faits glissent de la sphère du réel pour gagner le domaine de
l’abstraction, … et conséquemment deviennent même caution au doute.
L’empathie se trouble …
Si les faits durent encore, l’empathie suit même un schéma
de décroissance. Qui s’inquiète encore, je veux dire s’inquiète vraiment, des
conditions de vie des Afghans ?
70 000 morts en Syrie dans des douleurs dépassant le
concevable. On l’entend,… mais le degré d’horreur est tel, qu’il est absolument
impossible de s’en approprier l’étendu. D’ailleurs s’il y en avait 125 000 les
journaux en parleraient-ils plus ? Les citoyens prendraient-ils le chemin
de la rue ? Les diplomates gesticuleraient-ils d’avantages ? Peu
probable…
5 morts à Boston, … Le monde pense à Boston, souffre, vibre
de compassion !
Qui souffre d’un attentat à Mossoul ? Autant annoncer
une perturbation météo !
D’autre part, il y a des présomptions de culpabilité dans
l’inconscient de chacun. L’opinion publique ne prêtera pas le même degré
potentiel d’horreur à tous les agresseurs. Elle concevra aisément qu’un Taliban puisse torturer des
civils, par contre accepter une torture systématique à Guantanamo reste
toujours caution à une forme de doute.
Nous pouvons fort bien illustrer cela en analysant CERTAINS
des faits d’occupation d’Israël. Ainsi, peu ou prou n’osent croire qu’une armée
puisse lâcher des chiens sur des civils non armés, que des colons tirent sur
des paysans, personne ne peut croire que Tsahal vise délibérément des civils
gazaouis, personne n’accorde crédit aux témoignages de prisonniers torturés.
Pourquoi ?
Car, l’agresseur jouit d’une forme immunité, comme si
certains faits ne pouvaient être l’apanage de citoyens dont l’histoire est
jalonnée de tant de souffrances. Dès lors l’opinion prêtera invariablement un
plus haut degré d’humanité à un Israélien qu’à un Irakien.
Ainsi, nos journaux s’abstiennent pour la plupart de parler
de tortures, de meurtres orchestrés par des colons, etc… car le lectorat n’est
pas prêt à l’accepter et que face à de tels articles l’opinion risquerait de
crier à la manipulation, à des dérives fabulatrices, au complot antisémites… ou
encore plus ennuyeux commencerait à ne plus accorder crédit au journal rapportant ces
"extravagances".
A l’inverse évoquer des manifestations contre les colonies,
les attentes dans les check-points, le mur de séparation, reste tout à fait du
domaine de l’acceptable.
D’ailleurs, quand plus tôt je disais l’homme habité d’une
forme de foi en l’humanité, un plus ou moins haut degré d’empathie en fait, on
remarque qu’elle est directement corrélée à la proximité culturelle des victimes.
Ainsi 5 Américains semblent ne pas valoir 200 Pakistanais, du moins en quantité
d’encre couchée dans nos journaux et flots de propos des badauds.
Là également Israël tire son épingle du jeu. Ainsi, l’un de
ses citoyen victime attirera une bien plus grande compassion qu’un Palestinien
sur le carreau.
Enfin dans notre appropriation de l’horreur, le temps sur
lequel s’étale la violence et la fréquence des bains de sang ont une grande
influence.
Les Etats-Unis, la Norvège, … ont l’immense chance de n’être
que rarement victime d’attentats meurtriers, l’Irak n’a pas cette chance !
L’Irak recevra donc un traitement comptable de son horreur (X morts à tel
endroit) et les Etats-Unis un traitement émotionnel (témoignages, éditoriaux,
analyses, enchâssement du drame dans la vie de proches,…)
Il faut pour attirer l’émotion, plutôt rester de l’ordre de
l’exception.
Echelle absolue de l’horreur, degré d’infamie
potentiellement accordable à l’agresseur, proximité culturelle avec les
victimes, fréquences et durée de l’inconcevable, voilà comment nous traitons
les flux émotionnels qui nous parviennent (faits déjà plus ou moins édulcorés
par ceux qui nous les rapportent).
C’est au regard de cette mécanique interne, qu’il
faudrait pouvoir aujourd’hui reconsidérer notre empathie avec le peuple syrien,
irakien, afghan, palestinien… C’est
sans nul doute déplaisant, mais c’est notre devoir, c’est indispensable…